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  • Genevieve CHOVRELAT-PECHOUX

Monsieur le Président de la République....

Le 13 mars, je vous écrivais, vous demandant de revoir les décisions relatives aux EHPAD.

Pour avoir fréquenté au quotidien un EHPAD pendant huit ans et d’autres de manière plus ponctuelle et pour avoir mené des entretiens systématiques avec toutes les catégories de personnels des EHPAD, des familles et des résidents afin d’écrire un livre de fiction, Un été en EHPAD Situation critique (2019), comme on allume un feu de détresse, j’ai vu que nous allions à la catastrophe sanitaire dans nombre de ces établissements. Aujourd’hui, le chiffre des décès en EHPAD montre cruellement que mes craintes n’étaient pas infondées.

Le COVID 19 a eu un effet de loupe et a tristement remis les projecteurs sur ces établissements où sévit une crise ancienne que la canicule de 2003 avait déjà révélée. L’historien Christophe Capuano dans son ouvrage, Que faire de nos vieux ? Une histoire de la protection sociale en France depuis 1880, rappelle que la canicule de 2003 a été marquée par un taux de mortalité plus important en institutions. Je le cite : « 64% des personnes sont mortes en institutions, notamment en EHPAD, selon une enquête de l’Institut national de veille sanitaire (INVS) menée à l’automne 2003, ce qui révèle un manque de personnels dans ces structures » . Aujourd’hui nous pouvons faire le même constat, ce sont les personnes en institution qui payent le plus lourd tribut !

Je suis présidente du Conseil de la Vie Sociale (CVS) de La Rosemontoise (90), établissement qui a été placé sous administration provisoire par l’Agence Régionale de Santé de Bourgogne Franche-Comté et le Conseil départemental du Territoire de Belfort à la suite d’un nombre de décès important et qui ne cesse de croître. Le CVS est une instance consultative, que nous, élus des familles, espérions voir fonctionner dans le cadre d’un dialogue constructif avec la direction, ce qui fut le cas un temps. Or, à la fin de décembre 2019, les personnels nous ont alertés pour nous informer de graves dysfonctionnements dans la gestion du personnel. Les élus des familles, pour des raisons de confidentialité, n’ont pas accès aux coordonnées des proches de chaque résident. Il nous a donc été fort difficile d’alerter les familles. Néanmoins, nous avons entrepris nombre de démarches afin d’être entendus, mais malheureusement toutes nos tentatives d’alerte n’ont été prises en compte que très tardivement.

La dégradation de la situation de La Rosemontoise est imputable non seulement aux problèmes internes évoqués plus haut, mais aussi à une situation nationale et à une politique publique qui ont amené une insuffisance chronique des moyens humains alloués aux EHPAD. Paradoxalement, les personnes accueillies ne cessent de voir leur facture grimper sans que les services soient rendus. Après le scandale de 2003, vite oublié grâce à la question « du foulard », les professionnels du secteur ont espéré une amélioration. En vain ! Le manque de personnels dans les EHPAD est toujours aussi flagrant, aussi insupportable pour les intéressés et les résidents, victimes silencieuses sacrifiées sur l’autel des économies voire de la rentabilité. Cette indifférence au sort général des personnes très âgées révèle sans doute un rapport problématique et au grand âge et à la mort qu’on ne veut plus voir et face à laquelle le COVID 19 nous a ramenés, comme s’il y avait un retour du refoulé. Pourtant, ainsi que le dit le père du ministre dans le film de Tavernier, Quai d’Orsay : « Nous avons tous à l’intérieur de nous un petit vieillard qui tricote ! »

Le grand malaise des EHPAD a été documenté par un Rapport d’information déposé à l’Assemblée nationale le 14 mars 2018 et dans lequel on lit : « Des sous-effectifs au regard des besoins médicaux des résidents engendrent à la fois une dégradation des conditions de travail et une « maltraitance institutionnelle ». Avez-vous lu ce rapport parlementaire ? Qui siégeait à l’Assemblée quand il en a été question ? Ils étaient bien peu nombreux, les députés ! Je devrais plutôt dire ELLES. Ce Rapport d’information est accablant tout comme l’Avis 128 du Comité Consultatif National d’Éthique de la même année.

Au premier trimestre 2019, cinq livres sont sortis, suite aux mouvements sociaux de 2017 et 2018 dans les EHPAD, leurs titres et sous-titres sont éloquents :

  • Mathilde BASSET, J’ai rendu mon uniforme, La vraie vie des EHPAD, soignants en burn out, seniors en souffrance,

  • Anne-Sophie Pelletier, EHPAD, une honte française,

  • Jean ARCELIN, Tu verras maman, tu seras bien,

  • Hella KHERIEF, Le Scandale des EHPAD, Une aide-soignante dénonce le traitement indigne des personnes âgées,

  • ROSALOU, Un Été en EHPAD Situation critique.

Ces auteur.e.s, dont je suis, des femmes majoritairement, disent unanimement la même chose : ça ne va pas du tout ; ça ne peut pas, ça ne doit pas continuer comme ça !

Certes le label « humanitude » (voir http://www.lelabelhumanitude.fr/presentation/), qui fait rêver tous les personnels qui seraient enchantés de l’appliquer s’il était applicable, a été développé, comme sans conscience que les critères pour l’obtenir sont chronophages et appellent, pour pouvoir être respectés, un personnel en nombre suffisant. Certains personnels de terrain (infirmières et AS) vivent comme une violence les formations « humanitude » alors qu’on ne recrute pas les personnels nécessaires. Si le nombre des soignants était suffisant, l’humanitude serait possible : les personnels n’auraient pas à presser en permanence les résidents. La notion du temps est fondamentale : le vieillissement se traduit par un ralentissement et dans ces établissements où les gens sont très ralentis, les personnels, faute d’être en nombre suffisant, sont contraints de faire toujours plus vite. Le travail en EHPAD est comparable à une chaîne de production, mais là le matériau est humain et renouvelable sans problème. Les injonctions en direction des personnels sont contradictoires et expliquent le peu d’enthousiasme à embrasser la profession de soignant dans les EHPAD.

Les sociologues qui ont pris pour terrain d’étude les EHPAD ont noté, depuis de nombreuses années, un travail cadencé des aides-soignantes et une intensification de leurs tâches. L’article « De l’intensification du travail à l’insatisfaction du devoir accompli : souffrance des soignants et construction d’un discours sur la maltraitance des résidents en EHPAD » de Sébastien Haissat et Anne Quinville, explique bien la situation et se termine ainsi : « Il s’avère que "le phénomène de maltraitance en EHPAD" ne doit pas être uniquement considéré, comme il l’est trop souvent dans les enquêtes, à l’initiative de comportements déviants, isolés et dénués de toute « conscience professionnelle ».

Moi qui ai partagé ce travail de soignant, je sais qu’il faut du temps, beaucoup de temps. Comment en cinq minutes, mettre debout une personne ralentie, handicapée peut-être, faire un transfert d’un fauteuil roulant à une chaise percée, l’aider à faire sa toilette et à s’habiller, comment prendre le temps d’une conversation stimulante ? Que chacun réfléchisse au temps qu’il met à faire sa toilette et chacun comprendra qu’il est impossible en cinq minutes, voire sept dans le meilleur des cas, d’envisager une toilette digne de ce nom et respectueuse. Les soins minutés relèvent des coulisses de l’exploit mais aussi de la déshumanisation pour la soignante et pour la personne aidée. Passer un peu plus de temps que prévu par les normes en vigueur avec un résident revient fatalement à priver un autre résident des quelques minutes qui lui sont réservées. Constat formulé par des soignants qui ont suivi la formation « Humanitude ». Et malheur aux résidents qui n’ont pas de proches présents ! Sont prioritaires les résidents dont les proches demandent des comptes. Les mycoses, les infections urinaires, les ongles noirs, les mains sales, le visage maculé, les yeux rouges, les escarres dues au manque d’hygiène n’ont malheureusement rien de virtuel et peuvent arracher des cris de douleur glaçants. Je le répète : le métier de soignant ne suscite pas beaucoup de vocations, tant le sentiment de faire de l’abattage induit un malaise qui tourne à ce que les travailleurs sociaux appellent une « souffrance éthique ».

C’est ce qu’ont vécu gravement au mois de mars 2020 tous les personnels de La Rosemontoise qui vont être traumatisés pour longtemps. À la fin d’Un été en EHPAD, je remercie toutes les personnes côtoyées sur le terrain, je parle de ces « héroïnes discrètes du quotidien ». Je précise : « Leur salaire est inversement proportionnel à l’utilité de leur travail ». En fin de semaine dernière, la direction de cet établissement n’a pas offert de douceurs en chocolat à ces femmes courageuses ni parlé de prime, mais les a menacées de sanctions si elles témoignaient en externe. Au regard de ce que tous les personnels des EHPAD ont vécu, ce n’est pas une prime facultative qu’il faut leur verser, mais une prime obligatoire et tout de suite et, ce qu’il faut surtout, c’est revaloriser sans tarder les salaires. Vous l’avez dit dans votre dernier discours : des actes, maintenant, Monsieur le Président, s’il vous plaît, pour ces femmes et ces hommes qui ont enduré l’horreur ! Ce serait bien de ne pas oublier celles qui ont frotté et désinfecté, les agentes de service logistique (ASL) et les agentes de service hospitalier (ASH) : très souvent elles débordent largement le cadre de leur fonction en aidant aux repas voire davantage… C’est illégal, mais il ne faut surtout pas le dire …

Les EHPAD, même les pires, sont évalués par des organismes privés et payés par … les EHPAD eux-mêmes. Serais-je en train de plaisanter ? Non!! Ce n’est pas une mauvaise blague : l’évaluateur est payé par l’évalué… Cela prêterait à rire si la situation n’avait pas mené à la catastrophe. Cet argent dépensé pour une évaluation qui laisse perplexe ne mériterait-il pas d’être affecté aux besoins des résidents ? par exemple au prix jour-repas car, pour la gastronomie, il vaut mieux déjeuner et dîner ailleurs qu’en EHPAD : la qualité des repas est en effet un sujet récurrent de plaintes des résidents lors des CVS.

Autre grande question qu’il faudra bien aborder : la course au profit. Peut-être serait-il acceptable que certains privés fassent quelques profits grâce aux EHPAD si, au moins, d’une part ils ne bénéficiaient pas de l’argent public et si d’autre part ils répondaient aux exigences minimales. Ne pas recruter des personnels en nombre suffisant, optimiser le rapport qualité prix des protections, contingenter ces protections ? C’est la pratique, et à lire tou.te.s les auteur.e.s cité.e.s précédemment, vous comprendrez que l’hygiène élémentaire n’est pas respectée. Comme l’explique fort bien Jean Arcelin, on préfère parler de connexion wifi et d’art-thérapie plutôt que d’hygiène élémentaire. Pourquoi croyez-vous que certaines familles embauchent une personne qui vient à l’EHPAD chaque jour pour faire une toilette digne de ce nom à leur proche, et cela dans des établissements dont le coût de séjour est prohibitif ? Les protections EHPAD n’ayant souvent de protection que le nom, et n’étant pas changées à temps, il arrive que certains proches les achètent. Tirer sur le budget alimentaire et offrir aux résidents des menus qui laissent à désirer, rares fruits frais , légumes frais basiques, poissons bas de gamme, viandes industrielles, plats industriels, comme des crêpes à la béchamel congelées, potages très fluides, seuls fromages industriels, est-ce acceptable ?… Les résidents perdent le goût de manger tous ces produits insipides et peu nourrissants…

La catastrophe sanitaire que connaissent les EHPAD ne plaide pas en faveur d’un système fondé sur la rentabilité. Est-il moral de faire de l’argent sur la dépendance ? Comment nous regarderont les Terriens de 3020 ? Comme des êtres frustes, à peine sortis des cavernes, qui ont laissé mourir faute d’hygiène et de soins les vieux qui ne rapportaient plus rien et qu’il fallait « prendre en charge » ? Les mots mêmes que nous utilisons officiellement, « prise en charge », « hébergement » ne manqueront pas de les étonner et ils verront en nous une humanité balbutiante.

Salutations citoyennes.

Geneviève Chovrelat-Péchoux

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